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Face à l’I.A., la « pensée visuelle » ne suffit pas

Et si l’émergence des productions d’images par intelligence artificielle était une occasion positive de questionner en profondeur nos pratiques ? C’est à mon avis le cas pour tous ceux qui, comme moi, exercent leurs talents dans le champ encore en émergence de ce qu’on appelle globalement la « pensée visuelle », vaste territoire traversé par des courants aux noms exotiques : « facilitation graphique », « sketchnote », « pensée design », « scribing », « mind map », « graphic recording »… Leur intention commune : accompagner la pensée en la reformulant par le dessin. Je fais partie des nombreux acteurs qui ont la chance de se déployer depuis une quinzaine d’années dans cette nébuleuse en expansion et d’y trouver un terrain de jeu passionnant pour aider les personnes, les groupes et les organisations à mieux voir ce qu’elles pensent. Et comme pour de nombreux métiers, la question brûlante devient : une I.A. va-t-elle bientôt nous remplacer ?

La réponse qui me vient n’est ni rassurante ni dramatique. Il me semble que l’avenir dépend de nous et de la profondeur de notre pratique.

Passons vite sur les usages  « basiques » qui réduisent la pensée visuelle à une forme d’écriture SMS à base de mots clés, d’émoticônes et de pictos jetés en pop corn sur la page. Les I.A. feront vite mieux, et ce n’est pas très grave.

Mais qu’en est-il des synthèses visuelles associant messages clés et illustrations en un ensemble aussi cohérent que possible, que nous sommes nombreux à tenter de produire avec passion pour soutenir les processus des personnes et des groupes ? Il n’est pas interdit de penser que les IAs vont rapidement devenir des concurrents sérieux. Je ne vois pas ce qui les empêcherait d’attraper des mots clés statistiquement récurrents dans un séminaire, de proposer immédiatement des regroupement visuels cohérents, d’y associer des illustrations standards adaptées, traitées graphiquement selon un style prédéfini, et de produire ainsi instantanément des « scribing », des « synthèses dessinées », des « mindmaps » ou des « sketchnote » convaincants, même si un humain restera nécessaire pour ajuster le résultat à la marge. Si la pensée visuelle consiste à ranger rationnellement ses idées, l’I.A. saura le faire plus vite que nous. C’est notre prétention à « penser » qui est mise en cause. Si l’I.A. peut imiter notre intelligence, c’est que celle-ci… n’est la plupart du temps pas de l’intelligence, mais de la mécanique statistiquement prédictible. L’expression « pensée visuelle », d’ailleurs, correspond sans doute assez bien à ce que les I.A. vont copier : une pensée machinale, celle qui se déploie mécaniquement dans nos cerveaux à longueur de journées, ne faisant qu’associer arbitrairement des bouts d’idées, des citations, sautillant allégrement d’un morceau de pensée à un autre, pour n’en extraire qu’un sens évident, sans profondeur.

Cette « pensée visuelle » ne suffit pas face à l’I.A., qui nous pousse à aller plus loin : comment nos reformulations dessinées pourraient-elles témoigner d’une authentique « intelligence », et pas seulement de la « pensée », phénomène mécanique d’association d’idées et d’images ? Pouvons-nous progresser ensemble de la « pensée visuelle » vers une forme « d’intelligence visuelle », où le mot « intelligence » prendrait un sens spécifiquement humain ?

Il s’agit simplement de revenir aux promesses initiales de nos disciplines. Celles-ci ont toujours visé plus haut qu’une sympathique prise de notes par mots clés. L’enjeu d’un accompagnement par le dessin est de prendre appui sur nos traits pour fertiliser l’univers mystérieux de nos représentations mentales. La reformulation dessinée déplace nos préoccupations dans un espace intérieur multidimensionnel, vaste, un espace graphique où peuvent émerger des représentations symboliques, oniriques, systémiques, globales, mobilisant en nous une intelligence holistique, intuitive, émotionnelle, situationnelle. S’y ouvrir suppose probablement de s’intéresser aux lois subtiles de la modélisation, de la symbolique, de la mise en scène, des dynamiques énergétiques, de l’émergence conceptuelle, de la psychologie des profondeurs. Il s’agit aussi d’apprivoiser son trait, de s’ouvrir à son intelligence intuitive, de laisser la main nous guider pour faire apparaître des formes nouvelles adaptées à chaque contexte. C’est tout un territoire qui, à mon sens, mérite que nous expérimentions ensemble. Non pour développer de nouvelles « méthodes », « tips » et « outils » packagés que les I.A. auront tôt fait d’imiter. Mais pour progresser collectivement vers une qualification plus pointue, basée sur notre capacité spécifiquement humaine à construire des images précisément adaptées au climat et au besoin de chaque situation. Il ne s’agit pas de méthode, mais d’art relationnel : par quelle intelligence du cœur puis-je produire une image adaptée aux besoins de la personne ou du groupe que j’accompagne, dans l’instant ?  Cet art relationnel se déploiera d’une façon de plus en plus fluide à mesure que je purifierai ma relation à moi même, ma relation au trait, ma relation aux autres, ma relation au réel.

Résister à la concurrence de l’I.A. nous impose de devenir plus profondément humains. Et si c’était une bonne nouvelle ?

Cet article comporte 3 commentaires

  1. Merci pour cette réflection honnête, Étienne. Ton raisonnement sur les IA recoupe amplement celui de Luc de Brabandere, philosophe, ingénieur civil, informaticien, et créatif. Je ne peux que te conseiller de le lire (sur LinkedIn par exemple). Tes vues sur le futur de nos disciplines visuelles ont déjà trouvé consistance dans le generative scribing comme proposé par Kelvy Bird. Faire ce que les machines font ou feront prochainement bien mieux que nous n’a aucun sens, l’histoire des technologies nous le rappelle chaque jour. Faisons par contre ce qu’aucune machine ne pourra jamais faire, soit avoir conscience de nous-mêmes comme êtres subtils, pensants, illogiques, émotionnels, etc et des autres êtres connus ou inconnus, avoir conscience du contexte micro ou global qui nous crée, nous conditionne et avec lequel nous interagissons, ou pas.

    1. Merci de ce partage, Claudio, je vais aller voir ce que fait aujourd’hui Luc de Brabandere, que je suivais il y a 20 ans sur des questions d’innovation, et le Generative scribing de Kelvy bird, excellente référence !

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